Ce roman de 300 pages sera édité 2015.
L’auteur accepte d’examiner toute candidature d’un éditeur qui voudra bien se présenter...
PRESENTATION |
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Ce livre premier, d’un thème universel, est une démarche spirituelle qui parle du miracle de la vie, des horreurs de la guerre, de l’illusion de l’amour, des affres de la mort…Il raconte l’histoire authentique de Victoire Vacher. Née aveugle, elle recouvra la vue à l’âge de 5 ans, le 8 septembre 1909 lors du Pardon annuel de Josselin, une des manifestations les plus traditionnelles de la foi populaire en Bretagne. Miracle ou coïncidence superstitieuse ? Libre à chacun de lui trouver un argument qui en donnerait l’explication !
Il a pour fil conducteur les visites quotidiennes d’un fils au chevet de sa mère durant la dernière semaine qui précède sa mort, revenant sur les anecdotes marquantes de sa vie, durant le siècle passé au milieu de la saga d’une famille bretonne ordinaire vivant au cœur de Brocéliande, aux destins contrariés par des guerres successives.
Laissez-vous entraîner dans ce voyage poétique sur les méandres d’une vie qui porte en filigrane une réflexion philosophique sur le sens de l’existence, le désarroi de l’homme face à son destin, et la recherche désespérée d’un dieu hypothétique, en se concluant par la nécessité de cette espérance indispensable à l’équilibre de tout homme selon Teilhard de Chardin.
Le premier mot du roman est « Néant » et le dernier « Eternité ».
Et si la vie n’était qu’une grossesse
...et la mort son accouchement ?
Extraits...
Début du roman
« Néant » (1). C’est en ce petit village au nom énigmatique situé au cœur de la Bretagne à trois lieues de Ploërmel, en forêt de Brocéliande, près du « Val sans retour », que naquit Pierre Launay, surnommé Charabi, le grand-père de Victoire, le 18 mai 1839.
Autour de sa petite église, le temps est suspendu. On pourrait croire que ses maisons y sont présentes de toute éternité à force de voir passer des générations de naissances et de morts. Elles ont été construites dans une pierre du pays, extraite de la « carrière du diable » près du « Bois de la roche », un schiste couleur pourpre qui donne à la terre battue de leurs ruelles l’effet d’avoir été gorgée de sang, et à leurs façades, l’étrange aspect de faciès écorchés.
Une légende dit qu’au temps de " L’enchanteur Merlin ", un combat eu lieu près de là, devant les douves du château de Dyonas (2) où vivait « la fée Viviane, la Dame du lac », mère putative du « Chevalier Lancelot ». Un combat à mort s’y déroula, qui fut d’une violence extrême. Il dura plus d’un jour, opposant deux dragons, l’un était blanc, et l’autre rouge. Ce fut le blanc qui l’emporta. On enterra le dragon rouge dans la « carrière du diable » qui fut imprégnée de son sang au point de se répandre dans les champs d’alentour, en colorant la terre et la pierre du pays.
Au début du dix neuvième siècle la campagne profonde du centre de la Bretagne, terre de forêt, de bruyères et d’ajoncs semblait oubliée par le reste du monde.
Eparpillées en hameaux sur sa lande, les petites maisons en torchis étaient le reflet de l’humilité de leurs habitants. Leurs toits étaient de chaume et se confondaient à la frondaison, quand les plus rares, couverts d’ardoise, se confondaient aux ciels d’orages. Ses pauvres paysans s’accommodaient à leur misère, se nourrissant de galettes de blé noir, de bouillies de châtaignes ou d’un morceau de lard. Quelquefois, à l’occasion d’une fête, ils attrapaient une de leurs poules qui traînaient dans la cour, et lui coupaient la tête sur le tas de fumier entassé devant l’entrée de la maison, un compost, composé pour l’essentiel de la litière de l’étable et de la soue des cochons, qui empestait l’atmosphère alentour de ses effluves organiques sans que cela gênât quiconque à force d’être imprégné par son odeur, hormis les visiteurs d’un jour qui s’y aventuraient. Riche était considéré celui qui possédait son verger, son pressoir pour le cidre, ses ruches pour l’hydromel, son rouleau à grain et son four à pain. Ils avaient peu d’ouvertures pour s’isoler du froid, deux ou trois étroites fenêtres, orientées vers le sud pour attraper le soleil, et de deux portes, l’une s’ouvrant sur la façade, pour les maîtres des lieux et l’autre pour l’accès à l’étable. Une rangée de fûts et d’armoires faisait séparation entre les deux communautés, un bon moyen par temps de froid, de profiter de la chaleur animale en complément de la cheminée. Son foyer allumé en permanence chauffait le cul d’un chaudron posé sur le trépied. Les patriarches, le grand-père à sa pipe, la grand-mère au tricot surveillaient les tisons. Au dessus de leur tête, sur le linteau en chêne au tablier ciré, étaient rangées les reliques : Un crucifix en bois, la Vierge en porcelaine et Sainte Anne sa mère, encadrant sous une cloche en verre la couronne de fleurs d’oranger de la mariée, et la cocarde de conscrit de son mari. Le sol était de terre battue, les murs blancs à la chaux. Faisant face à l’entrée s’alignaient les lits clos en coulissants de bois tournés, ou fait de modestes rideaux accrochés à un ciel de lit. Une longue table familiale et ses bancs occupaient le milieu de la pièce. Une maie brillante sous l’encaustique contenait la boule de sarrasin, le pain de sucre, le tas de galettes, et la motte de beurre salé, emmaillotée dans un torchon et fraîchement sortie du ventre de la baratte, qui tenait place près de la fenêtre.
Pierre Launay était orphelin depuis l'âge de cinq ans. Son père Laurent, le boulanger du bourg, était mort dans l’incendie de son fournil, laissant une veuve ruinée qui mourut l’année suivante de désespoir et de phtisie. Marie Madeleine, la malheureuse, avait confié l’enfant à son confesseur le recteur qui lui trouva un foyer dans une modeste famille de la commune voisine de Paimpont, Gustave et Antoinette, de braves métayers de la ferme Saint Jean dont les maîtres, les châtelains de Trécesson, habitaient une vieille forteresse aux pieds fichés dans l’eau d’un lac au fond de la forêt.
Tous les matins aux premiers chants du coq, quels que soient les intempéries, le petit Pierre affrontait vaillamment le chemin creux qui le conduisait au bourg. Bravant les ombres terrifiantes des chênes aux allures de gorgones, il courrait jusqu’au porche de la petite église, poussait la lourde porte vermoulue, et s’engouffrait dans la pénombre du sanctuaire, affrontant la présence des saints aussi vivants qu’étranges qui l’habitaient : Il y avait là, le moine Armel terrassant un dragon, Saint Sébastien le légionnaire romain aux flancs percés de flèches, Gwenn la grosse aux quatre seins, dont ce détail le faisait rire, sans oublier Saint Nicolas aux trois enfants sortant la tête de son saloir, dont leur histoire, contée à la veillée, avait le don de l’effrayer...
D’entre tous les saints de la petite église, celui qui avait sa préférence était Saint Herbot tenant son bâton de berger avec une vache à son côté. Il s’y trouvait un point commun, lui le petit orphelin qui chaque jour gardait les vaches au champ, pendant que ses copains s’en allaient à l’école de Ploërmel dans la carriole de leurs parents.
Escamotant une génuflexion, Petit Pierre se précipitait dans la sacristie. Il enfilait sa soutane rouge et son surplis en dentelle, avant de revenir dans le sanctuaire, allumer à tâtons les cierges du maître autel. Pressé, il remontait l’allée centrale jusqu’au porche, pour réveiller la cloche en lui tirant la queue, jusqu’à ce que sa voix de bronze résonne par dessus les toits des maisons, appelant ses ouailles à la messe de sept heures.
Quelques minutes plus tard il voyait arriver, traînant le pas, le dos voûté, son vieux recteur à demi endormi et baillant sous un chapeau graisseux qui coiffait sa tignasse grise. Son bréviaire à la main, marmonnant des matines pour lui-même, il était suivi à distance par une grappe de bigotes en mantes noires, jacassant entre elles sous leurs capuchons qui dissimulaient leurs coiffes en dentelles.
Pendant qu’elles se rangeaient devant le chœur, le long des travées, l’enfant dans la sacristie, aidait son vieux curé à se caparaçonner de sa lourde chasuble avant d’entrer en scène. A leur apparition, parlottes éteintes, les paroissiennes, d’un même ensemble, se levaient. Précédé par le petit Pierre, le prêtre, calice en mains couvert de sa patène, montait cérémonieusement vers l’autel pour s’y prosterner sous l’éclat lumineux d’un vitrail illustré d’un cerf blanc au poitrail majestueux, le Saint Graal entre ses bois, rayonnant dans un soleil. Devant le tabernacle, l’enfant, agenouillé, dos aux fidèles, agitait alors avec vigueur sa sonnette à grelots…Et l’office pouvait commencer.
La messe terminée, le vieil ecclésiastique entraînait Pierre au presbytère où une brave bonne de curé, aux allures de Bécassine, les attendait avec ses deux bols de lait chaud et ses tartines de beurre que l’enfant dévorait avec appétit. Avant qu’il ne le renvoie à la ferme, le vieux recteur lui consacrait alors une heure à lui faire la classe sur un coin de la table. C’est ainsi que Pierre apprit à lire sur un vieux catéchisme, et à compter sur un tas de haricots blancs…
Un jour l’enfant demanda :
– M'sieur l'curé ! A quoi c’est-y que ressemble une âme ? Vous voulez ben m'en dessiner une ? Car je n’en ai jamais vue.
– Une âme ? Ça ne se dessine pas, mon petit gars ! C’est quelque chose qui ne se voit pas.
– Si ça ne se voit pas, comment que c'est-y qu'on sait que ça existe ?
La question était pertinente.
– Il y a bien des choses qui ne se voient pas et qui pourtant sont bien là, comme ta pensée par exemple. Mais attends ! Je vais te montrer !
Et le vieux prêtre au regard indulgent, préleva dans un panier d’osier une pomme qu’il posa sur la table. Passant le bras dans sa soutane il en sortit d’une poche profonde son couteau de paysan qu’il déplia. Il reprit la pomme, et de sa lame la trancha par le milieu en deux parts égales.
– Regarde ! lui dit-il en lui montrant le cœur. Tu vois ? Là, il y a une étoile.
– Ah oui !...fit l’enfant bouche bée, devant l’étoile à cinq branches que formaient les cosses de pépins.
– Eh bien ! Dis-toi qu’il y a aussi en chacun de nous une étoile, qui brille comme un soleil. Cette étoile c’est notre âme, conclue-t-il, en même temps qu’il lui tendait une part de la pomme entamée.
– Ben ça alors !... s’étonna le petit Pierre ébahi, la bouche pleine d'un grand sourire et du morceau de pomme qu’il commençait à croquer.
– Pour que cette lumière brille en toi, tu devras toujours t’en monter digne et ne jamais la perdre ! Sinon tu risquerais d’en pourrir comme les pommes abandonnées sous le pommier.
Assurément le petit Pierre avait compris !
Un matin, à l'heure de la messe, sa cloche sonnée, l’enfant de choeur était resté debout au milieu de l’église. Il attendit longtemps appuyé à la balustrade du maître-autel, surveillant la vieille horloge au balancier de cuivre qui comptait ses tic-tacs dans un silence pesant. Les paroissiennes assises dans leurs travées depuis plusieurs minutes toussotaient d'impatience, remuant sur leurs chaises, et retournant la tête vers le porche d’entrée. Elles attendirent en vain l’apparition de leur curé… Le vieil ecclésiastique, au milieu de sa nuit, avait glissé dans le sommeil de la mort ! Ce matin là, le petit Pierre pleura d’un cœur sincère... Heureusement les larmes des enfants sont comme perles de rosée qui sèchent au premier soleil !.....
Avec la mort du curé les métayers de la ferme Saint Jean estimèrent que le gamin avait eu son compte d'instruction, puisqu’à présent il savait écrire et compter, un luxe auquel eux-mêmes n’avaient pu accéder. Aussi quand un jeune prêtre se présenta en remplaçant du vieux curé, il lui fut prévenu :
– Dam ! A c’t’heure, M'sieur l’abbé, je l’regrette ben, mais faudra plus compter sur not’gars pour faire l’enfant de chœur ! C'est qu'il a grandi, maintenant qu'il a dix ans. Il en sait bien assez, pour c’que la vie lui réserve, et vu qu'on a besoin d'bras à la ferme !
Ce n’était pas pour déplaire à Petit Pierre. Lire et compter, passe encore ! Mais descendre au bourg tous les matins, qu’il pleuve ou qu’il gèle, en affrontant les ombres et les gorgones du chemin, ça… Il n'aimait pas trop !
Entre labours et bétail, les journées se faisaient longues et le travail harassant. C’est à la dure école des paysans et de la nature, que Pierre compléta son éducation. Les métayers qui n’avaient pas eu d’enfant s’étaient pris d’affection pour lui, au point qu’ils le considéraient volontiers à présent comme leur propre fils, à ceci près que pour dormir, faute d’un lit de plus dans l’unique pièce de la maison, il partageait avec Firmin le garçon de ferme, la paillasse de la loggia, bricolée au dessus des quatre vaches de l’écurie. Faut dire qu'en ce temps, la vie était rude et les sentiments économes.
La fortune de Pierre Launay allait naître d'une couvée de canards qui lui fut offerte à son anniversaire par ses tuteurs dans le courant de l’année qui suivit la mort du curé ; un cadeau mérité pour le récompenser d'avoir su tenir les comptes de la maison.
A ses quatorze ans ses canards étaient devenus des brebis. Et en quelques années, de volailles en agnelles, et de brebis en bergeries, Pierre avait pris le chemin de devenir le maquignon qui lui vaudrait quelques années plus tard le surnom de « Charabi »..........
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(1) Néant du breton Neñv signifiant « Le Paradis », devenu « Néant sur Yvel » durant la seconde guerre mondiale sous le gouvernement de Vichy, qui à force de voir le courrier détruit par une mauvaise interprétation du nom, ajouta le suffixe « sur-Yvel » du nom de la rivière qui le borde.
(2) On peut y voir encore les lourdes murailles moisies par les lichens et enveloppées de ronces de la vieille forteresse entourée de ses douves situées à l’entrée du château de Compère.
pages 54 à 62
Le Cauchemar de la nuit
Le jour se noyait à l’horizon dans un lac de sang lourd. La serpe argentée de la lune brillait dans une plaie ouverte sur son ventre de brume.
Son bouquet de chrysanthèmes sur le bras, Victoire, vêtue d’une longue chemise blanche, avait l’air d’une étrange mariée. La lourde grille du cimetière grinça sur ses gonds au milieu d’un silence chargé de chuchotements, chassant d’entre les branches des cèdres de l’entrée, une volée de corbeaux effrayés.
Les gravillons de marbre blanc de la travée centrale crissaient sous chacun de ses pas. Elle s’avança craintive entre les croix et les tombeaux nimbés d’une brume fiévreuse qui s’exhalait du sol. Le long du mur délabré les silhouettes noires des ifs avaient des allures de fantômes.
Victoire frémit…
C’était comme si soudain son corps s’était enveloppé d’un suaire. Elle aurait voulu rebrousser chemin, mais ses pas la portaient malgré elle, plus avant vers une flamme entourée d’un halo qui brillait au fond de l’enclos. Un bruit étrange en provenait qui lui fit penser au chuintement de la faux quand elle sabre le foin. Elle s’en approcha terrifiée par la force irrésistible qui la poussait à devoir enjamber des racines qui rampaient entre les tombeaux. Un bouc aux grandes cornes broutait les fleurs d’une tombe. Il était attelé à un chariot, près d’une torche plantée sur un tas de terre fraîchement retournée, par-dessus lequel jaillissaient de petites projections comme venant d’une bête qui creuserait son terrier.
Elle s’en approcha et aperçut au fond d’un trou un petit homme qui creusait une bêche à la main. Il était vêtu d’un manteau gris dont le bas traînait au fond de la caillasse. Devinant sa présence, il s’arrêta et se tourna vers elle. Dans la lueur de la torche elle reconnut Toussaint, le colporteur de Josselin, sa première vision effrayante du jour où ses yeux de cinq ans s’étaient ouverts à la lumière.
– C’est toi Toussaint ? fit-elle. Je croyais que tu étais mort !...
– Moai ? Je ne mourrai jamais !... Les morts d’ici ont trop besoin de moai ! Te v’là quand même ! Je n’t’ai point oubliée. Tu voais ! Et lui montrant le trou qu’il creusait, il ajouta : Même que j’travaille pour toai !
Victoire le regarda effarée.
Le nabot, au le fond de son trou, s’était remis à pelleter :
– Depuis le temps que j’creuse, je m’demandais si t’allais bentôt v’nir.
Victoire fit un effort pour libérer sa voix du nœud qui l’étranglait.
– Tu creuses ma tombe ?... Ce trou n’est pas pour moi !
– Dam ! C’t’heure ! Sûr que c’est pour toai. Comme chacun a son trou qui l’attend ! Tu seras peut-être à l’étroit, mais à la longue faudra t’y faire ! J’ai fait comme pour les autres. Tiens. Regarde ! C’est ben ton nom qu’est écrit là !
En même temps il lui montra du doigt une croix de bois blanche posée près du tas de terre et sur laquelle était écrit :
Ci gît
Victoire Désirée VACHER
Qui n’a fait que passer
DE PROFUNDIS
– A c’t heure, tu ne seras point toute seule. Y’en a qui sont fins prêts pour t’accompagner !
Et il lui désigna d’autres torches qui flambaient comme des feux follets en de nombreux endroits du cimetière. Il ajouta péremptoire :
– Y’en a eu ben d’autres avant toi ! Y’en aura ben d’autres après !... »
La voix résonnait dans la tombe, mais Victoire ne voulait plus l’écouter. Elle recula terrifiée, abandonnant les chrysanthèmes éparpillés sur le tas de terre. Elle courut, traversant le cimetière en direction de la sortie. Mais des ombres s’étaient avancées qui lui barraient le chemin, silhouettes impalpables, translucides… Elle essaya vainement de les repousser. Des voix sépulcrales l’interpellaient : « Reste Victoire ! Reste avec nous ! …» Les croix des tombeaux étaient sorties de leurs socles et marchaient au devant d’elle comme des automates bras ouverts, se joignant à ces ombres aux voix monocordes qui insistaient « Viens !… Viens !... ». Mais plus Victoire les écartait, plus elles se regroupaient en nombre, prenant la forme de spectres nus, d’hommes, de femmes et d’enfants qui lui souriaient.
Or, soudainement, comme chassées par un souffle de vent, les ombres se dispersèrent et disparurent. Alors l’environnement venait de se transformer comme un décor de théâtre… Les brumes ténébreuses dissipées, seules persistaient des vapeurs éthérées merveilleuses qui donnaient aux alentours des nuances pastelles d’une éblouissante lumière. Aux murs gris du cimetière se substituaient des buissons d’aubépines et de rosiers sauvages adossés à des parois de cristal resplendissantes devant lesquelles virevoltaient des papillons multicolores. Sur un tapis d’herbes parsemé d’asphodèles et de campanules s’était planté un verger de pommiers débordant de fruits d’or qui remplaçaient les croix. Transportées par une brise embaumée de fleurs sucrées, les voix flottantes s’étaient sensiblement écartées. Devenues plus lointaines, elles continuaient néanmoins de l’appeler :
– Viens !... Viens nous rejoindre !
Les spectres se trouvaient à présent dans un cadre d’intense lumière sur la rive opposée d’un cours d’eau, sorte de marigot vernissé comme une laque noire. Médusée, Victoire crut reconnaître ses parents, Prosper et Eugénie, se tenant par la main en compagnie de son grand-père Charabi et de sa femme Marie. Son père était reconnaissable à sa longue moustache brune qu’il frisait entre ses doigts, du temps où il la portait sur ses épaules en l’appelant « Ma loupiotte ». Leurs visages étaient lisses, purs comme de l’ivoire. Ils paraissaient d’une jeunesse intemporelle, leurs cheveux d’une luminescente clarté. Prosper avait l’apparence de ses trente neuf ans, tel qu’il était avant son départ à la guerre, alors qu’Eugénie rayonnait dans un corps transcendé d’octogénaire exempt de tous stigmates et de toutes rides. Surprise ! Victoire venait de reconnaître à leurs côtés les animaux de son enfance dont elle avait gardé le souvenir, « Gina », sa bergère allemande qui dès qu’elle l’avait vue s’était mise à japper, et « Rencontre » sa jument baie toujours altière si reconnaissable à sa crinière noire et à l’étoile blanche au milieu de son
en-tête. Victoire n’en était pas moins pétrifiée. Elle aurait voulu leur parler, mais sa gorge s’était nouée.
Ses parents l’invitaient en lui tendant la main :
– Viens Victoire !... Viens manger notre lumière ! disaient-ils. Quand une voix derrière elle l’interpella :
– Eh ! Toi… Viens par ici !
– Qui... Moi ?
Et c’est alors qu’en se retournant elle aperçut le sphinx.
– Oui, toi. Approche !
Il trônait sur un piédestal en ce carrefour des allées centrales du cimetière où est érigé le calvaire. Il se tenait couché, ses bras à plat sur le rebord, majestueux, le buste droit, dans la posture du Sphinx de Guizèh. Les yeux singulièrement brillants comme deux petits soleils, il était coiffé des mémés bleues et or flottant sur les épaules, le front orné de la tête d’un cobra. Un collier à sept rangs de pierres précieuses lui pendait sur la poitrine irisant alentour au moindre de ses mouvements.
– Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ? demanda t-elle
– Je suis le gardien du sable. Si tu es là, c’est que ton sable est épuisé.
– Quel sable ?
– Celui du sablier qui pend à ton cou, et qui tient le compte du temps qu’il te reste à vivre.
– Je n’ai rien au cou ! répondit-elle péremptoire, quand, portant sa main contre son cœur, elle sentit dans le creux de sa paume un petit sablier à deux ampoules de cristal retenu par une chaîne en or.
– Tout vivant porte son sablier !... répliqua le Sphinx de sa voix de magister. Il tendit un doigt vers elle et lui dit : Regarde toi-même ! Il ne t’en reste que deux ou trois grains, une misère ! On a rien sans rien ! Ce sable te fut justement mesuré en contre poids de la vie qui te fut impartie pour le Monde d’en haut. Dorénavant pour toi le temps ne comptera plus dans le Monde d’en bas. Tu auras toute l’éternité pour toi… Mais dis-moi ! Comment t’appelles-tu ?
– Victoire Désirée Vacher.
Le Sphinx avait ouvert devant lui un grand livre en parchemin usé dont la couverture déployée était aussi grande que le toit d’une maison retournée,et aux pages pareilles à des portes de cathédrale, si nombreuses qu’il eut été impossible de les compter. Il remonta des listes interminables, feuilletant page après page, pour y trouver son nom. Dans le même temps il l’interrogea :
– Qu’as-tu vu en entrant ici ?
– J’ai vu Toussaint le colporteur. Il creusait un trou. Il m’a fait peur. Il m’a dit que c’était pour moi.
– Ce cul de jatte. Hum ! Celui-là qui se mêle de tout et de rien ! Et qu’as-tu vu encore ?
Victoire se sentit moins tendue et mieux disposée à l’écouter. Ce Sphinx n’avait pas l’air si méchant après tout ! Elle répondit apaisée :
– J’ai revu mon père et ma mère, et aussi mes grands parents et Gina ma petite chienne et Rencontre ma jument, et beaucoup d’autres gens qui semblaient me reconnaître.
– Tu les as oubliés mais eux se souviennent de toi. Vous humains avez la mémoire courte ! Ils t’ont appelée à les rejoindre, n’est-ce- pas ?
– Oui !
– Et tu n’as pas eu peur ?
– Un peu...
– C’est un passage obligatoire pour passer d’un monde dans un autre, comme au moment de ta naissance. Ça passe très vite. Rien de plus simple ! Tu n’as aucune raison d’avoir peur.
– Qui êtes-vous pour me dire cela ?
– Impertinente avec ça !... Je te l’ai déjà dit, je suis le gardien du sable. Si tu préfères, le contrôleur du temps. Je compte chaque matin, soleil après soleil, toutes les vies qui passent, et à chaque crépuscule les âmes qui trépassent. Mais trêve de bavardage ! D’autres attendent derrière toi. Alors, tu me disais que tu t’appelles Victoire…Comment déjà ?
– Désirée Vacher.
– Victoire Désirée Vacher… Quel drôle de nom !... Victoire Désirée Vacher… » La tête dans les pages, le Sphinx continuait de feuilleter son grand livre comptable… « Victoire Désirée Vacher… Décidément, ces listes n’en finissent pas !... Depuis des siècles il y en a tellement à passer. Je m’y perd à la longue !... Il s’arrêta sur un nom : « Ah ! Voilà : Victoire-Désirée-Vacher née à Mauron le 4 novembre de l’an de grâce 1904. C’est bien toi. Il n’y a pas d’erreur. »
Au dessus de lui des corbeaux dessinaient des arabesques dans le ciel. Il leva le bras et en attrapa un à sa portée. Il arracha prestement une plume de ses ailes, puis lui rendit sa liberté. Aussitôt dans une grande envolée l’oiseau alla rejoindre ses congénères en croassant. Le Sphinx trempa la pointe de la plume dans l’eau noire du marigot. Et sur la page du parchemin en marge du nom de Victoire il fit la marque d’une croix et inscrivit une date en dessous.
– C’est bon ! Tu peux passer à présent !.. Puis cessant de s’intéresser à elle, il cria à l’adresse d’inconnus qui se tenaient derrière :
– Au suivant !
Victoire allait s’en aller quand une main tira sur le pan de sa robe. Elle se retourna. C’était Toussaint traînant sur ses moignons.
– Je suis là ! Viens avec moai ! J’va t’aider à passer de l’autre côté !
– Mais comment pourrais-tu m’aider à traverser ? Tu n’as pas de jambes.
– Tu ne crois que ce que tu voais. Ma pauvre fille ! Ce que tu peux être naïve ! T’aurais ben mieux vu si t’étais restée aveugle !
En un instant elle se sentit soulevée à bras le corps et aussitôt juchée sur les épaules du nabot, tout comme autrefois le faisait son père quand elle était enfant.
Déjà ils traversaient le gué. Elle laissa glisser sa main nonchalamment sur l’onde et remarqua que la profondeur de l’eau augmentait au fur et à mesure qu’ils allaient plus avant, mais sans qu’ils se fussent enfoncés d’avantage pour autant.
– Viens ! Viens !... appelaient ses parents qui l’attendaient sur l’autre rive.
A présent Victoire était tout près d’eux, à quelques doigts de les toucher. S’approchant du bord, l’eau devenait plus transparente, elle baissa la tête pour vérifier si cette fois elle pouvait voir les jambes du colporteur.
– C’est inutile de regarder. Tu n’en verras pas plus ! Attends pour voair d’être arrivée dans l’autre monde.
Curieuse malgré tout, elle voulut se pencher un peu plus, mais, déséquilibrée, elle culbuta tête première dans le marigot en criant :
– Au secours ! Au secours !... » Avant de s’enfoncer… s’enfoncer…
Pavillon-Médecine-Femmes
Chambre 119
Elle allait se noyer, quand un flash de lumière vive éblouit brutalement la chambre 119. C’était l’ampoule du plafonnier en émail blanche qui venait de s’allumer.
La malade à peine consciente assommée par sa chute venait d’ouvrir les yeux. Elle était tombée de son lit au milieu de la nuit, entraînant avec elle un bouchon de ses draps.
A demi dévêtue Victoire baignait dans l’urine.
– Au secours.Laissez moi ! cria t elle effrayée par un visage qui se penchait sur elle.
– Réveillez-vous Madame... Allons ! Réveillez-vous !
La malade ahurie fixait à travers un brouillard délirant l’infirmière qui essayait de la calmer :
– Vous êtes tombée de votre lit ! Vous avez crié très fort, de quoi réveiller les chambres voisines. Voyez comme vous transpirez. !
Une forte puanteur s’était répandue. La camisole était imprégnée et les draps brunis par les déjections.
– Eh bien !… fit-elle constatant les dégâts.
Victoire embarrassée regardait fixement l’infirmière. C’était Andrée l’épouse de Michel Béranger un ami de son fils :
– Oh Pardon ! Je ne vous avais pas reconnue ! Quelle heure est-il ?
– Six heures passées, encore l’heure de dormir…
– Je crois que je suis mouillée… J’ai fait un cauchemar ! dit-elle comme pour s’en excuser.
– Je vais vous enlever ça.
Andrée lui retira le drap souillé qu’elle avait entraîné dans sa chute.
– Patientez deux secondes. Je reviens dans un instant !
Elle courut à sa permanence chercher de l’aide.
Sortant de son mauvais rêve mais toujours en transe Victoire reprenait lentement ses esprits. Elle se sentait humiliée baignant dans une pestilence qui lui répugnait.
A présent elle détestait son corps devenu flasque et décharné.
Ah, il était bien loin le temps de sa jeunesse ! Celui où sa silhouette accaparait les regards des garçons accrochés à ses escarpins comme à des hameçons, à ses mollets et à ses jambes longues et fines, derrière les voiles de ses jupons et de sa robe à fleurs, barrages à sa pudeur. D’abord, en toute innocence, surprise et flattée, usant de ses formes harmonieuses et de sa taille de violon, elle avait su jouer de ses atouts sur son premier amour qui lui trouvait la peau « si ferme, d’orange et de velours ».
Mais les années étaient passées, sa peau était devenue sèche, jaune, couverte de boutons, ultime étape d’abandon avant que son corps ne devienne un fagot de tas d’os et de vermine, sous une peau parcheminée. Instinctivement sa main se posa sur son vagin : Triste Mont de Vénus abandonné depuis longtemps, devenu un Mont Pelé, aussi pelé que l’échine d’un vieux chat moribond, alors qu’il faisait autrefois le dos rond aux gourmandises de l’homme…
A l’appel de l’infirmière deux aides-soignantes étaient accourues pour la changer.
Décrochant du montant du lit la poche d'urine, une des femmes versa le contenu dans un récipient avant de la raccrocher à sa place.
– Ouvre la fenêtre ! commanda l’une des trois femmes.
L’infirmière Andrée et ses aides soignantes durent joindre leurs efforts pour redresser Victoire qui ne tenait pas sur ses jambes. Leur patiente cria sous la douleur. Elles la couchèrent provisoirement sur le rebord du lit, la soulageant un instant.
– Oh là, là !... Je veux mourir ! soupira t-elle
Un vent coulis parcourut la pièce dissipant une partie de l’odeur suffocante.
Il fallut relever la malade, lui ôter sa chemise, la tourner sur le côté avec d’infinies précautions. Le moindre mouvement provoqué au bassin éveillait des douleurs aiguës qui lui piquaient les reins comme des fers de lance.
Une aide-soignante la souleva par les épaules, une autre lui prit les jambes tandis que la troisième lui soutenait les reins. Sachant qu’elles ne pouvaient lui demander plus d’effort pour bouger elle durent déplacer la patiente sur la gauche du lit, mais avec tant de souffrances insupportables que Victoire ne put s’empêcher de crier.
– Oh… C’est assez !...
L’une des femmes avait récupéré sur le sol l’essentiel des déjections bouchonnées dans un linge infecté, puis épongé l’urine avec une serpillière et jeté le tout dans la bassine. Avant de procéder à la toilette il fallut provisoirement enrouler le drap nauséeux dans le sens de la longueur, comme un boudin ainsi que son alèse jusqu’au niveau du dos avant de la déshabiller. La moitié du matelas dégagée, présenter à sa place une moitié de drap propre pareillement enroulé, puis ôter la chemise, et, avec d’infinies précautions, soulever à nouveau la malade par les épaules pour la faire passer par dessus les deux boudins de draps.
Alliant leur savoir faire les trois soignantes pouvaient alors procéder à sa toilette. L’une d’elles prit une serviette pour la déployer sous le menton à la façon d'un barbier. Ayant rempli une cuvette d'eau, elle lui débarbouilla le visage et la gorge au savon de Marseille. Victoire se laissait faire comme une enfant, pendant que les deux autres femmes lui lavaient le reste du corps, ventre, fesses, cuisses et jambes, jusqu’aux parties les plus intimes.
La toilette à moitié terminée, il fallait procéder à l’opération inverse : Soulever la malade sous le feu de la douleur, la faire passer par dessus les deux boudins de draps, le propre et le sale, puis dégager prestement l’ensemble du boudin sale pour le jeter à la hâte dans une bassine, dérouler une alaise à sa place avec l’autre moitié de drap du dessous, propre, sur la partie dégagée du lit et les tendre au matelas. Pour compléter la toilette, les trois femmes durent s’entr’aider pour la retourner une fois encore sur le côté. A cet instant la souffrance était trop forte. Tenaillée Victoire ne put s’empêcher de se plaindre à nouveau :
– Oh là, là !… Oh là, là !… Laissez moi mourir !…
Pendant que l’infirmière refermait la fenêtre pour barrer l’entrée au froid incisif, les deux aides soignantes avaient du encore une fois relever la malade afin de l’asseoir au centre de son lit, le dos calé contre ses oreillers.et lui enfiler sur le devant une camisole propre.
Ce même matin, la bourrasque de la nuit continuait de fouetter les rues de Saint Brieuc d’un crachin incisif de décembre, à vous glacer le sang.
Je dus activer mes essuie-glaces. On aurait dit le tic tac d’une pendule qui compte les secondes, effaçant sur le pare brise les larmes de la ville, tant celle-ci semblait triste.
Les vitrines des magasins encore déserts éclairaient les trottoirs d’une lumière blafarde, alors que les pétarades des vélomoteurs faisaient se retourner les derniers paresseux dans leurs lits. Les voitures anonymes, aux vitres embuées se croisaient sur le boulevard dans un halo éblouissant, poussant de longues plaintes tout en éclaboussant au passage des femmes qui couraient sous leurs parapluies en faisant claquer leurs talons.
Chaque matin, depuis plus d’un mois, je passais l’entrée du vieil hôpital des Capucins. Inquiet par l’état de santé de ma mère que je voyais se dégrader ces derniers jours, je me présentai ce jour là plutôt qu’à l’habitude. La pendule au dessus du perron de l’entrée principale indiquait 7 heures 30. Le gardien, dans sa cabine de verre m’avait reconnu. Il leva sa barrière me saluant au passage d’un geste amical.
Dans une obscurité pesante, les phares de ma voiture balayèrent lentement de leurs faisceaux les ombres fuyantes des tilleuls hors de l’allée gravillonnée. Je garais mon auto sur le parking près de la chapelle. Hormis le chant des religieuses à leurs matines qui filtrait à travers les vitraux illuminés, la nuit produisait son effet narcotique. L'hôpital semblait endormi avec ses douleurs.
... Fin des extraits
Nouvelle « Les jonquilles du boucher »
Les jonquilles du boucher
En ce début avril 1916, il avait neigé les jours précédents. Une vingtaine de fantassins tenait une casemate à l’entrée d’une « creute », une sorte de grotte qui servait d’entrepôt de munitions sur la ligne de crêtes du Chemin des Dames. A quelques centaines de mètres de là, les rescapés de leur bataillon se terraient à l’intérieur d’un fort qui, d’où ils le voyaient, avait l’apparence d’un sous-marin bloqué au milieu d’une tempête figée dans des vagues d’écume blanche et terreuse creusées par les trous d’obus et les vestiges des tranchées sur lesquelles flottaient encore les cadavres des soldats du dernier assaut.
L’attaque avait eu lieu deux jours avant sur le coup de midi à l’heure de la soupe, précédée d’un tir d’obus de gaz toxique. Les hordes de soldats allemands tels des robots avaient déboulées sur eux, leurs masques blancs à gaz sur les visages leur donnaient l’apparence de têtes de morts aux yeux énucléés. Dans un déluge de fer et de feu ils avaient obligé les Français à reculer.
Les positions furent reprises au matin par le bataillon après une nuit d’épouvante illuminée par les fusées jaillies comme des comètes au dessus des fumées des explosions. Les tranchées en avaient été bouleversées. Les quelques troncs d’arbres encore debout noircis et déchiquetés par la mitraille pendaient comme des squelettes de marionnettes. Au-delà des barbelés, betteraves éclatées, abandonnées aux bords des sillons après le passage de l’arrachoir, les morts étaient restés sur le sol labouré du champ de bataille, mêlés à la terre balayée par une brise qui sentait le soufre et la charogne.
A l’intérieur de la grotte l’air était irrespirable. Faute de chauffage, les fantassins, les pieds gelés, tremblaient de froid dans leurs capotes humides. De temps en temps des explosions de tirs d’obus jaillissaient en gerbes contre le remblai transformant les hommes de garde dans leur tranchée, en des statues d’argile. Nombreux avaient retiré leurs masques. Depuis plusieurs jours déjà l’odeur des macchabées ne les faisait plus vomir.
Près de l'une des sorties abritée par une guitoune de fortune recouverte de rondins et de branchages, quatre soldats jouaient aux cartes. Conscients des risques qu'ils prenaient, fatalistes, endurcis par l'omniprésence de la mort, ils s'étaient trouvé ce moyen pour stigmatiser leur angoisse.
Assis sur des billes de bois, près de la roulante, autour d'une caisse vide de munitions qui leur servait de table, ils finissaient une partie de belote.
- Trèfle !
- Re-trèfle et dix de der !... »
A part Mamadou un sénégalais les trois autres étaient bretons. Ensemble, ils pouvaient baragouiner à leur aise sans qu'on se moquât de leur accent.
- D'tout façon ,c'est ben connu. ! Nous, les Beurtons tout comme vous les Sénégalais, on est de la chair à canon ! » Se disaient-ils entre eux.
- Quand j'pense qu’au pays j’ai un nouveau-né que j'n'e point vu ! Ma Marie-Jeanne m'a promis de m'envoyer sa photo. Je s'rai p'têt ben mort d'ici là !...
- Comment qui s’appelle ?
- S'appelle Yan comme mouai. C'est elle qui l'a voulu ! »
Si le sergent Le Gall était un homme courageux, il n’en avait pas moins les larmes aux yeux.
- Tu n'vas quand même pas chialer ! » Dit son voisin Kervanec. Moai aussi j'on une famille, avec qui je serais bien benaise d'ête avec eux à c't'heure, plutôt que d'pourrir ici… »
Il avait sorti un vieux portefeuille de sa capote, montrant une photo il dit :
- V'la ma « ti bihan » où c’est qu’j’habite à Kérity près de Paimpol. P'têt qu'un jour tu pourras y v'nir à ma maison avec ton gars . J’ai du bon cidre dans ma cave. Tu verras c'est un biau pays... Et on est tout près du bon dieu, vu qu’on est au bord d'une abbaye, qu’on appelle l’abbaye d’ Bon Repos, et que c’est tout calme devant la mer.
- C’n’est point comme ici !...
- Pour sûr… Là ! Dessus l’pas de la porte c'est Gwen ma femme…Une courageuse !
- Sûr qu'elles nous manquent nos femmes ! Pas vrai ?
- Pour sûr qu'elles nous manquent ! Saloperie d'guerre !
- Là bas, loin d'la mitraille c'est dur pour elles aussi ! Je m’d'mande comment qu'elle s'y prend pour r'monter l'gouémon depuis la grève ? Vu qu'faut charger l'tombereau à la fourche, les pieds toujours dans la vase, tout comme nous dans la boue…
- Moai aussi j'ai une photo ! » Dit le troisième. Il s’appelait Prosper Vacher, un gars d'un petit bourg appelé Néant au centre de la Bretagne en forêt de Brocéliande. La photo était froissée et en partie effacée à force d'être regardée. Elle fit le tour d'un joueur à l'autre.
- Là, sur le perron, d'vant ma boucherie, c'est Eugénie avec Victoire not’fille à côté, et Prosper not’petit dernier dans ses bras.
- Tu ne le reconnaîtras pas quand tu l’verras !
- J’compte ben que si ! Les balles des boches ne me toucheront point ! ….
- Garde à vous ! » fit Kervanec surpris, en apercevant devant lui le capitaine qui venait d’apparaître dans le contre jour du boyaux..
Le Capitaine de Bolieux portait toujours des gants blancs. Officier de carrière de père en fils. Pour ne pas faire moins que ses ancêtres, il revendiquait comme un privilège le devoir de mourir s’il le fallait à la tête de ses hommes pour l’honneur de la Patrie et de sa famille.
- Garde à vous ! » Répéta le sergent Le Gall tout en se dressant pour le saluer en même temps que l’ensemble des hommes à l’entrée de la casemate.
- Repos ! Y a t-il un boucher parmi vous ? » Demanda t-il.
- Des bouchers ? Y en a partout des deux côtés des barbelés ! » Maugréa entre ses dents un fantassin, qui tout le temps de la partie, s’était tenu derrière eux à les regarder jouer.
- Votre Nom ?
- Jules Larivière, Parisien de Belleville !
- Je ne veux pas entendre ce genre de réflexion, soldat Larivière. Je répète. Y a t-il un boucher de métier parmi vous ? »
- Prosper avait levé la main.
- Moi. J’en suis.
- Comment vous appelez-vous ?
- Caporal Vacher. »
En même temps qu’il répondait, le caporal avait rejeté ses cartes sur le tapis. La dame de pique s’était retournée…
- Suivez-moi Caporal Vacher et vous aussi sergent J’ai une mission pour vous !
- A vos ordres mon Capitaine !
- Vous allez me désigner deux volontaires pour vous escorter dans la mission.
- Mi Cap’taine j’i suis volontaire ! » Se proposa aussitôt dit, le Sénégalais.
- Vous n’êtes pas de mon régiment ?
- Non. Ji suis détaché …
- … du 4ième RSZT.Je sais ! Votre nom ?
- Soldat de 1ère classe Mamadou Goumbala Mankagné. Mi copains m’appellent Mamadou. » Dit-il au garde à vous dans un salut militaire
- Ça fera l’affaire !...
- A vos ordres mi Cap’taine.
Alors revenant sur son ordre au sergent, l’officier se retourna vers le parisien. Le désignant il lui dit :
- Vous Larivière ! Vous serez le deuxième volontaire !
Quand le sergent et le boucher eurent disparu en suivant l’officier vers l’intérieur de la grotte , le gars de Belleville rouspéta :
- Volontaire ...Tu parles !... Qui c’est qu’avait la dame de pique ?
- Vacher avait la dame de pique ! Lui répondit Kervanec
- Finir avec la dame de pique : je le plains Vacher ! Il a intérêt à faire gaffe à ses fesses à présent !...
Le Gall et Vacher le fusil à l’épaule avaient suivi l’officier jusqu’à son quartier, une table bancale dans un modeste coin éclairé par une lampe à carbure entre des caisses de munitions.
- Qu’est ce qui nous reste à la cantine ?
- On n’a plus rien ! On a donné les dernières rations hier et le ravitaillement n’a pas pu monter jusqu’ici. On n’a que du bouillon de riz .Les patates sont gelées et les boulettes de pain sont dures comme des cailloux.
- Je ne vous le fais pas dire ! Voilà bientôt huit jours qu’on est sans ravitaillement. On manque de viande. Voilà votre mission : Il s’agit d’en récupérer ce que vous pourrez sur deux chevaux qui viennent d’être tués par un obus à 800 mètres près de la ferme de la Creute à l’entrée du village. Ils étaient attelés à un plateau de munitions. Heureusement qu’ils redescendaient à vide après avoir livré le fort. Ca aurait fait un sacré feu d’artifice ! Ramenez de la viande pour la bouffe de ce soir. On en a tous besoin.Voyez la roulante. Qu’on vous donne des couteaux. Prenez aussi deux bâches et vos deux volontaires avec vous, des fois que vous soyez pris à partie par les gars d’en face ! Allez-y, en prenant garde ! Et revenez-nous entiers !
Le sergent Le Gall et le boucher avaient rejoint la tranchée au milieu des fantassins pour retrouver Mamadou et Jules Larivière le gars de Belleville .
- C’est pas moi qui t’ai choisi ! Lui rappela le sergent pour s’en disculper.
- J’en suis, si tu veux, ça ne me gêne pas !... Répondit la voix traînante du parigot qui n’avait pas froid aux yeux.
Dans les minutes qui suivirent, musette sur le dos, fusil à l’épaule, et emportant deux sacs de bâche pour le retour, les quatre fantassins avaient pris le chemin de Laffaux en direction de la ferme de la Creute, ou de ce qu’il en restait.
L'idée de sortir n'était pas rassurante. Les lignes ennemies étaient proches depuis la dernière offensive. L'artillerie allemande n'avait cessé de les canarder au hasard, de temps en temps, pour éprouver leurs nerfs. Un obus pouvait arriver à tout moment. Il s'annonçait par un sifflement. On pouvait suivre sa trajectoire et le voir piquer du ciel, plongeant comme un corbeau. Suivait le fracas de son explosion sur le sol d'où jaillissaient des gerbes de terre et de flammes alors que se produisait une grande secousse qui déferlait comme une onde. Ils longèrent les ruines de ce qui avait été un village, carcasses noires, les pans de murs encore debout. Image d’un dieu absent, le toit de la petite église désertée par ses saints s’était effondré, les chevrons de sa charpente pendaient comme des côtes brisées accrochées à leurs vertèbres.
Ils ne croisèrent âme qui vive, avant qu’ils ne trouvent les cadavres des chevaux. Un trou d’obus avait bouleversé le chemin par un large cratère.
- Ça, j’vous parie que c’était du 210 ! » Dit Jules.
Le chariot avait une roue arrachée. Son plateau s’était effondré dans le fossé. Les deux percherons étaient couchés sur le côté gisant dans leur sang sur un tapis de velours cramoisi qui contrastait avec la neige. Ils avaient les pattes raides et les flancs gonflés. L’un, retombé sur le brancard, l’avait cassé en même temps que le timon L’autre avait la panse et le haut des arrières arrachés. Eclaté par l’explosion, il dégageait une odeur pestilentielle.
Le boucher examina en professionnel ce qu’il y avait de bon à tirer des deux carcasses : Le squelette de la tête du premier cheval était visible à travers la chair déchirée égorgé à l’encolure gardait encore dans sa plaie l’éclat de l’obus qui l’avait tué. Une bouffée de gaz nauséeux s’échappa quand il l’éventra, libérant les entrailles qui se déroulèrent sur le sol en un gros tas mou gris, et blanc. Il préleva le foie, et lui coupa la langue restée intacte.
- Ça c’est des bons morceaux, ça s’perd pas.Ce sera pour nous ! Grâce au froid, il n’a pas eu le temps de s’décomposer ! » Dit-il en les déposant sur une bâche.
- Mais qu’est ce que ça peut chlinguer !... » Constata Jules en se bouchant le nez.
- Dam ! La mort ça n’sent jamais bon !...
- C’i enco plus mauvais dans la savane ! » Dit Mamadou.
Vacher préleva dans l’épaule restée intact du percheron, une large part de viande et la totalité du filet :
- Voyez les gars ! Ç’est du tendre dans le merlan, du très goûté, à griller saignant ! » Dit-il en connaisseur.
Cela faisait un bon quart d’heure déjà que les quatre hommes, tels des charognards s’activaient autour des carcasses.
- Faudrait peut-être se presser si on ne veut pas s’faire descendre ! » Fit remarquer le gars de Belleville
Cinq minutes plus tard, les prélèvements effectués, les quatre fantassins prirent sans plus tarder le chemin du retour. Vacher avait fait le travail. C’était à présent aux trois autres de s’atteler à remonter leurs trente kilos de viande dans les deux sacs de bâche. Un filet de sang s'écoulait dans la neige en traçant leur passage comme un long ruban rouge déroulé. Leur retour ne fut pas facile. Ils ployaient sous le fardeau. Ils s’arrêtèrent dans les ruines du village cherchant une cave épargnée où avec de la chance, resteraient encore des bouteilles de vin. C’est Jules qui le premier découvrit la cachette. En fouillant derrière les pans de murs et parmi les gravats, il avait dégagé l’entrée d’une cave en partie effondrée.
- Venez les gars j’ai dégoté du champagne !
Dans un casier au milieu des bouteilles brisées il en restait une douzaine encore intactes qui avaient survécu aux bombardements.
Ils ne purent en emporter que huit dans leurs musettes.
- Ca vaudra la peine qu’on y revienne dès fois qu’on s’rait encore là dans la semaine ! » Leur dit Jules avant de sortir.
- Tu s’ras volontaire si tu veux, mais ne compte point sur moi ! » Avait répondu Vacher.
Les quatre fantassins avaient repris leur chemin. Prudents ils marchaient en silence. Leurs godillots dérapaient sur la glaise du raidillon caillouteux et boueux sous la neige. Soudain un coup de feu claqua qui surprit Mamadou le culbutant sur le dos et le sac de bâche avec lui, qui se vida de son chargement.
- J’i suis blessé ! » Cria-t-il angoissé.
Ses camarades s’étaient couchés si tôt dans la gadoue. Ils rampèrent vers lui pour le tirer par les jambes jusqu’à un trou d’obus à proximité. Ils se laissèrent glisser dans l’entonnoir pour s’abriter.
- Fais gaffe. J’i saigne ! » Leur dit-il, essayant de se tâter le dos.
A l’abri du feu de l’ennemi, le caporal Vacher examina le blessé avec une maîtrise d’infirmier, jusqu’à ce qu’il le rassure :
- Bah ! Mamadou mon gars ! C’est pas du sang, c’est du champagne ! Tout juste un peu de sang d’une éraflure sur ton bras et une petite plaie derrière l’épaule due à ta bouteille cassée. Tu vas point mourir pour ça ! » Plaisanta-t-il.
Le sénégalais se redressa avec précaution pendant que Jules, couché au bord du trou, fusil pointé surveillait les alentours. Le soi-disant blessé but le contenu du champagne qui restait du culot de bouteille, l’aidant à reprendre ses esprits et il se délesta de son sac à dos brinquebalant des verres cassés tout dégoulinant de mousse, pendant que le caporal Vacher qui l’avait suivi jusqu’en bas, lui appliqua deux pansements sommaires avec la trousse de secours qu’il avait dans sa musette.
- Faut qu’on aille les déloger ces putains de boches ! » Leur cria Jules en se tournant vers eux.
- Pas question ! » Répondit le caporal Vacher. Not’mission est de rapporter la bidoche !
- Comme tu veux. Mais faut pas qu’on traîne ! »
Regardant de plus près, vers le fond du trou Le gars de Belleville remarqua que les godillots de ses copains s’étaient enfoncés dans une glaise poisseuse, une bouillie rosâtre de débris et de tissus mélangés à la boue…
- Fais gaffe. C’est de la viande d’homme ! » S’exclama t-il, désignant des lambeaux de chair collés à leurs leggings.
Vacher horrifié releva ses pieds.
Mamadou venait de pécher une main qui pendait à un lambeau comme un crabe pris au filet.
- Hé …Le sénégalais, la mange pas !
- Rega’dez elle a enco son alliance à un doigt ! » Fit remarquer Mamadou
- Passe la moi ! » Lui dit Jules, se penchant pour la lui retirer.
- Qu’est c’qu’tu fais ?
- Le macchab n’en aura plus besoin ! Elle sera mieux à mon doigt qu’à pourrir dans la terre. » Dit-il. Sa réponse se passa de commentaire.
Décollant leurs godillots du fond du cratère, les quatre hommes étaient remontés vers la surface pour s’asseoir sur le versant du trou.
- Si on se sifflait une bouteille, Sergent ? » Proposa le Parigot. Ca sera moins lourd à porter !
- D’accord on s’en débouche une, pour nous r’mettre de nos émotions ! » Acquiesça le sergent Le Gall.
Il avait sorti de sa musette une des bouteilles qu’il portait. Jules lui dit :
- Donnez ! J’vais la déboucher. Le champagne ça me connaît ! »
Et avec sa baïonnette, d’un geste professionnel il fit sauter le bouchon, faisant jaillir la mousse autour de lui. Il en but goulûment avant de passer la bouteille à ses potes :
- A la santé des morts vivants ! » Dit-il.
Rigolant de leur aubaine, Les quatre hommes se la passèrent tour à tour, vidant le champagne en un rien de temps.
- C’est toujours ça que les prussiens n’auront point !...
- Pour une fois qu’on a un peu de bon temps Profitons z’en ! »
Regardant le fond du trou il fit simplement remarquer :
- Ben ! En tout cas, celui-là n’a pas dû la sentir v’nir !...
- Deux minutes et on remet ça ! Le temps d’en fumer une ! » Autorisa le sergent.
Les quatre hommes avaient sorti leur brûle-gueule. Ils se passèrent du tabac sans plus se soucier du cadavre qui dormait de sa triste mort au fond de son entonnoir. Jules frotta son briquet et aida Vacher à allumer sa pipe. Mais Mamadou peut habitué à l’alcool, avait le champagne triste.
- j’i pas l’cœur à fumer ! » Reconnut-il encore secoué.
- Une dernière ? C’est ma tournée Après tout personne ne le saura ! Proposa le gars de Belleville
- Hi…hi… ! » Approuva le sénégalais qui s’en mit à rire dévoilant ses dents blanches.
Ils avaient débouché une deuxième bouteille qui fut vidée à tour de rôle, en provoquant sur eux un effet euphorique :
- Ça passe mieux que la piquette de la cantine ! »
Les viandes avaient été nettoyées sommairement et replacées dans les sacs de bâches.
Ils reprirent leur chemin avec prudence, en rampant à moitié, pour ne pas être repérés. Un quart d’heure plus tard ils arrivèrent le cœur en joie à la grotte, Ils s’étaient délestés en arrivant de leurs musettes, posant leurs cinq bouteilles restantes sur la caisse de munitions qui leur avait servi de table de jeu.
Averti, le capitaine prévenu vint les féliciter devant leurs camarades contents de leur retour.
- Mes félicitations à vous quatre ! »
Et s’adressant au sénégalais qui riait de contentement :
- Expliquez moi 1ère classe Mamadou ce qui a l’air de vous réjouir autant. Je dirais que vous sentez le vin ?
- Ben Mon capitaine ! C’est que… on a croisé la Champagne en route ! » Voulut l’excuser le sergent.
- Je vois ça ! Si c’est pour la compagnie, vous avez le droit trinquer, soldats ! » Dit-il débonnaire pour une fois. Mais il importe que vous ne perdiez pas de vue le viseur de votre fusil.
- Mon capitaine, pour ce qui est de la viande on va manquer de bois et on n’a plus de charbon. La roulante est hors d’usage depuis la dernière attaque.
- Débrouillez-vous ! Allumez les braseros avec le bois que vous trouverez. Vous ferez cuire la bidoche à la broche, à la pointe de vos baïonnettes.
- Mon Capitaine. Je sais où je peux trouver du bois ! » Avança le parigot.
- Eh bien, allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ? »
Le capitaine De Bolieux retourna dans son quartier emportant une bouteille avec lui.
Les hommes avaient brisé deux caisses vides de munitions. De quoi partir un feu sur un fond de paille humide qui eut du mal à s’enflammer. Les fantassins de la casemate s’étaient regroupés autour tenant un bout de viande à la pointe de leur broche improvisée. Impatients, ils allaient pouvoir se réchauffer et manger à leur faim.
Un peu plus tard, Jules revint dans la casemate avec dans les bras quatre croix.
- Je vous ai trouvé du bois ! » Dit-il.
- Mais ce sont des croix. T’es pas fou ! On ne va pas faire du feu avec des croix ! »
S’exclama Prosper choqué par le blasphème.
- Tu les as prises sur des tombes anonymes, derrière le fortin ? » Dit un fantassin.
- Eh alors ! Bien oui … Y a pas de nom dessus. C’est des inconnus. Devant nous, y en a plein des nôtres qui sont sous la terre et qui n’ont pas de croix. A la prochaine attaque toutes ces croix s’ront pulvérisées ! Monsieur voudrait un cimetière bien propret et en ordre. Tout le pays est un cimetière qui n’a plus de croix !
- Il a pas tort ! L’Bon Dieu nous a oublié. C’est sûr ! Y a que l’enfer autour de nous. Alors les croix tu peux les casser ! » Dit le sergent
Les fantassins les brisèrent à coup de talon de leurs godillots.
- Retournes et ramènes en d’autres. Si c’est pas pour manger, ce ne s’ra pas de trop pour se chauffer !
- Faudrait peut-être demander au Capitaine ! » Suggéra Vacher.
- T’occupe ! » Répondit le parigot. Il a dit de trouver du bois. Ca c’est du bois et rien d’autre…
- Mais c’est sacré. C’est quand même le Bon Dieu !
- Le Bon Dieu ? Où c’est qu’tu le vois ? Il est mort avec les copains ! »
Un peu plus tard quand l’officier revint au milieu de ses hommes autour du brasero, le boucher avait coupé un bon pavé dans le filet. Il l’exposa au feu avant de le passer au capitaine dans une gamelle.
- Merci caporal ! J’espère que nous aurons tous de quoi manger ce soir.
- Manque ceux de la 3ème, mon Capitaine. Le boyau d’accès à leur tranchée est effondré depuis la dernière offensive. Ils sont pas faciles à joindre.
- Vous faites bien de me le rappeler. C’est la section qui a eu le plus de pertes. Raison de plus. Ils ne sont qu’une quinzaine Je n’ai eu que huit nouvelles recrues en renfort, dont la moitié de tirailleurs sénégalais.Vous et Mamadou, vous allez leur porter de la viande dans vos musettes.
- Volontiers mon capitaine. A vos ordres !
- En passant par les vagues de terre vous devriez être à l’abri des tirs des boches.
Le caporal Vacher et le 1ère classe Mamadou avaient rempli leur musette de 5 kilo de viande chacune. En s’abritant le mieux possible, ils suivirent la tranchée jusqu’à un éboulis. La fonte de la dernière neige avait en partie déterré deux cadavres pris sous l’effondrement de claies et de poutres. Il en sortait un bruit étrange. Un des corps avait un large trou dans le dos. Mamadou aperçut avec horreur deux rats en train de le dévorer de l’intérieur. Il pointa son lebel et tira par deux fois, à bout portant….
Encore imberbe, âgé de 18 ans, Le soldat Le Ny faisait partie des recrues de la 3ème section. Il assurait pour la première fois son tour de garde. Alerté par les deux détonations il dirigea son fusil baïonnette au canon vers la ligne d’en face par un créneau entre deux sacs de sable.
Déjà rôdait le crépuscule. Face à lui le soleil était rouge comme un boulet de feu sur le point de tomber dans une mer de sang.
Venant au devant de la tranché Vacher et Mamadou pliés en deux avançaient en sauts de puce, de trou d’obus en trou d’obus, butant de temps en temps sur ce qui pouvait être des racines ou des ossements à l’abandon. Par-dessus le parapet la pointe des baïonnettes de la 3ème section perçaient comme des jets de jonquilles annonçant le printemps.
- Halte ! Qui va là ? » Cria la sentinelle que les deux coups de feu avaient alertée.
Il aperçut dans le contre jour du soleil couchant les silhouettes de deux ennemis sautant par petits bonds au devant de sa tranchée, près à lui balancer leur musette à la main.
- C’est de la bidoche ! » Avait répondu le boucher en glissant sur la glaise, la voix couverte par les résonances des obus et des mitrailleuses au loin.
Le doigt sur la gâchette Le Ny appuya par deux fois. Les deux claquements secs le firent trébucher sous le recul du fusil, mais si tôt satisfait d’avoir fait mouche.
Prosper Vacher en face, sentit au niveau de l’estomac un choc pareil à ce qu’éprouve le gardien de but qui bloque un penalty.Un demi tour sur lui-même et il tomba en même temps qu’Amadou abattu devant lui …Sonné, étonné de ne rien sentir, si ce n’est au bas du dos quand il retomba deux mètres en arrière, les jambes prises d’un tremblement frénétique . Il vit son ventre fumer, et il y mit les mains . Elles en sortirent poisseuses de son sang. Une odeur nauséabonde et la chaleur tiède de ses viscères à nu sortaient de l’abdomen, qui lui rappela celle des veaux éventrés dans son abattoir. Instinctivement il essaya de les ramasser pour les rentrer dans la poche entr’ouverte.
Le caporal Prosper Vacher venait d’ouvrir la bouche pour crier, mais l’espace d’une seconde, il était mort avant même que ne sorte son ultime appel en même temps que se glissait le rictus d’un sourire, suprême soubresaut de son âme avant qu’elle ne s’envole.
Déjà la nuit lui tombait dans les yeux alors que résonnait le bronze d’un glas dans sa tête.
Des flocons de neige s’étaient remis à tomber avec le crépuscule se posant comme des mouches blanches sur ses yeux ébahis qui déjà se gélifiaient. La détonation avait mis en alerte la tranch